Rapport de l’étude au Cameroun

1 – La fin de l’ère coloniale (1940-1960) : Un privilège exclusivement réservé aux colons

Au Cameroun, ce sont les autorités coloniales, anglaises et françaises, qui ont mené dès le début du XXème siècle les premières politiques publiques d’habitat, constituant ainsi le logement en un problème public, puisqu’il devenait un objet « d’intervention pour les autorités politiques légitimes » (Padioleau, 1982). Ces premières politiques de logement au Cameroun sont d’abord destinées aux forces militaires coloniales, puis aux fonctionnaires du régime, expatriés ou locaux. La législation française leur garantissait le logement et l’ameublement via la Société Immobilière de l’Afrique Équatoriale Française (Vennetier, 1976). Fournir un logement aux fonctionnaires et à certains ouvriers camerounais était vu comme l’assurance d’une reproduction de la force de travail locale, mais aussi comme un outil de contrôle de leur intégration à l’espace urbain: Les camps de logements sont strictement séparés de la « ville blanche » dans un souci de contrôle politique et économique (Sinou et al, 1989).

       Après la Seconde Guerre mondiale, le Comité de l’Urbanisme et de l’Habitation aux Colonies[1] recommande la mise en place de sociétés immobilières et de crédit sur le modèle métropolitain français afin de répondre aux importants flux migratoires à destination des capitales coloniales. En 1952, le Cameroun se voit alors doté d’une société immobilière nationale financée par les pouvoirs publics français : la Société Immobilière du Cameroun (SIC), qui construit environ un millier de logements jusqu’en 1958 (Sinou et al, 1989).

        La question du logement est étroitement liée à cette vaste campagne d’exploitation du Cameroun colonial mais aussi au projet d’urbanisation initié par les colons européens sur le territoire camerounais. Depuis leur arrivée, ils n’ont pas voulu s’accommoder de la ville africaine et ils ont créé des nouvelles dotées d’un paysage européen et dont le positionnement et la fonction s’intégraient au projet colonial. Dans les villes coloniales (Douala, Yaoundé etc.) les colons européens ne se mélangent pas les indigènes. Un complexe de supériorité qui animait l’européen à cette époque voudrait qu’il ne cohabite pas avec les indigènes. On se rappelle bien de l’initiation allemande, poursuivie par les français, d’expropriation des Bell du plateau Joss à Douala. Les villes coloniales présentent une réelle ségrégation socio-spatiale. Mongo Beti[2] (1971), qui a publié son roman son pseudonyme Eza Boto décrit avec précision les contrastes de la ville coloniale. Après avoir présenté la beauté et la propreté du quartier européen qu’il appelle Tanga Sud, il décrit les quartiers indigènes (Tanga Nord) comme un cadre d’insalubrité, d’habitat et de promiscuité où le colonisateur ne passait presque jamais. C’était en fait un monde que l’administration coloniale semblait livrer à lui-même ; un ensemble de petits quartier qui poussaient comme des champignons dans la forêt, sans ordre, ni plan ; un monde où on ne rencontrait aucune commodité du monde moderne. Ainsi, la ville européenne abritait les maisons individuelles, de style européen, réservées à une seule famille et accompagnées des jardins, tandis que dans les espaces indigènes, les colons ne trouvaient aucun intérêt à règlementer l’habitat, puisqu’ils jugeaient que les autochtones n’étaient pas aptes à s’accommoder de la ville.

         Le problème de logement, apparemment petit aurait dû retenir l’attention des employeurs au Cameroun depuis l’époque coloniale. De toute évidence, cette question faisait partie des trains de mesure susceptibles d’améliorer le rendement des travailleurs. L’octroi de cette stabilité est la première étape vers la constitution d’une classe  ouvrière productive. Et le travailleur en général et en particulier le travailleur camerounais était presque toujours un migrant recruté parfois à des distances assez grandes du lieu d’habitation. On l’embauchait pour des périodes de travail variant entre six mois et un an. Dans les entreprises écartées des grands centres, telles que les plantations, les exploitations forestières et minières, les colons construisaient des camps des travailleurs. Il s’agit des cités  qui tiennent lieu pour habitation, décrites réellement par Kaptué (1986) comme « des baraques misérables, incapables d’encourager les indigènes à chercher à s’employer sur des exploitations aussi mal équipées ». Dans les zones urbaines, la situation n’était guère différente. Car, jusqu’à 1950, dans le centre urbain de Douala par exemple, où les grosses entreprises occupaient environ 15.000 travailleurs, il n’existait que très peu de chefs d’entreprise qui pratiquaient une réelle politique de logement des ouvriers.

2 – Le début de l’ère post-indépendance (1960-1980) :  les innovations dans le Cameroun indépendant

L’indépendance acquise en 1960 ne transforme pas radicalement l’orientation des politiques publiques, même si les troubles occasionnés par la guerre du Cameroun (Deltombe et al, 2016) entraînent l’arrêt temporaire de la production de logements publics. La forte croissance économique que connaît le pays dans les années 1970 permet au gouvernement de lancer des politiques urbaines ambitieuses qui bouleversent le paysage des capitales camerounaises sur deux plans. D’une part, en participant à la réhabilitation des centres villes et, d’autre part, en engageant une restructuration des tissus urbains qui passe par des politiques de construction de logements et de production de lotissements équipés (Franqueville, 1984).

       Ces politiques d’habitat sont mises en œuvre par un appareil administratif complexe établi par décrets en 1977. Les statuts et les prérogatives de la SIC sont revus. En qualité d’entreprise parapublique, elle doit proposer les projets de cités de logements sociaux, en encadrer la réalisation, puis en assurer la gestion pour l’État. Le financement public est assuré par le biais du Crédit Foncier du Cameroun (CFC). Enfin, ce dispositif institutionnel, désigné comme le « triptyque de l’habitat », est complété par la création de la Mission pour l’Aménagement et l’Équipement des Terrains Urbains et Ruraux (MAETUR), qui a pour tâche d’aménager les espaces accueillant des lotissements.

       Ce montage institutionnel permet donc de mener une politique volontariste et planifiée de production de logements, où les structures para-étatiques, toutes placées sous la tutelle de ministères gouvernementaux, assurent le monopole de la production immobilière légale à l’État. De plus, l’accroissement du budget annuel consacré au secteur de l’habitat, de 4 à 16 milliards de Francs CFA de 1977 à 1990 (Bissek, 1994), permet au ministère en charge de l’habitat de planifier un projet de construction de 9 000 logements à Yaoundé en dix ans. Le montant de ces financements et l’impact de la production publique d’habitat semblent toutefois dérisoires au regard des 600 à 900 milliards de financements alloués aux opérations d’urbanisme vouées à l’embellissement de la capitale nationale (Durang, 2003).

       Progressivement, les quartiers de logements publics sous forme d’habitat collectif et individuel marquent le tissu urbain de Yaoundé et de Douala. Conçus et mis en œuvre par les autorités publiques, « les programmes et leur architecture doivent être exemplaires et répondre aux objectifs sociaux et moraux qui leur sont assignés ». Ils défendent cependant une certaine vision de l’exemplarité, construite sur des modèles urbanistiques occidentaux qui sont perçus comme des synonymes de modernité. Ainsi, la Cité Verte de Yaoundé par exemple, construite entre 1975 et 1983, reprend le modèle de la cité jardin tout en appliquant les principes de zonage établis par la Charte d’Athènes. Pendant cette période, la démographie urbaine du Cameroun peu importante devait entrainer une demande équivalente en termes de logement. En plus, l’embellie économique masquait quelques peu les inégalités d’accès au logement. C’est le règne de l’urbanisme planifié, la conquête spatiale et la construction de la ville sont pilotées entre autre par la Société immobilière du Cameroun (SIC), créée depuis 1952. Avec pour but de conduire la planification de l’habitat urbain à travers la promotion de l’habitat social, notamment par la construction des « cités SIC ». Le périmètre urbain se compose alors des quartiers dit d’habitat planifié.  L’habitat est constitué de constructions régulières et officielles, formées de villas, d’appartements modernes, et d’immeubles. Fruit d’une volonté politique de production de la ville. Il s’agit essentiellement des quartiers de la Douala Nord (Bonamoussadi, Makepe, Kotto) à Douala et des quartiers comme Tsinga, Cité Verte et Biyemassi.

3 – L’ère de la crise et de l’ajustement (1980-2000) :  les effets de la crise économique mondiale

Les programmes publics de construction de logements vont s’arrêter brusquement après la crise économique. En 1989, un premier plan d’ajustement structurel est signé entre le Cameroun et la Banque Mondiale, suivi en 1994 par une dévaluation du Franc CFA (Chauvin, 2012). Le plan d’ajustement structurel mis en place au Cameroun permet la diffusion d’une nouvelle manière de penser la ville. Jusque dans les années 1970, les institutions internationales considéraient les mauvaises conditions de vie en ville comme une conséquence des difficultés économiques. Avec l’appui de la banque mondiale de 1968 à 1981, les espaces urbains, et en particulier l’accès au logement, sont de plus en plus considérés comme des facteurs de développement (Osmont, 1995), où de bonnes conditions de vie permettraient de rendre les populations plus productives. Cette nouvelle orientation se manifeste d’abord par l’augmentation des projets concernant le secteur urbain auxquels la Banque apporte son soutien technique et financier. Puis la période des ajustements structurels conduit par la suite à considérer l’organisation institutionnelle et la gestion urbaine comme une clé pour maîtriser le développement urbain. Les institutions internationales, où domine une conception libérale du développement, encouragent notamment des réformes sectorielles, des restructurations des entreprises publiques et un redressement de la gestion publique.

       Le retrait des pouvoirs publics de la production de logements s’inscrit donc dans un contexte de mise en œuvre de politiques d’austérité, qui se sont traduites par une importante diminution des investissements publics, réduits de deux tiers. Cette politique d’austérité a été imposée comme « conditionnalité » suspensive à l’obtention des programmes d’aide du Fonds monétaire international (Chauvin, 2012). Si elle ne fait pas l’objet d’une liquidation comme d’autres services publics urbains (Durang, 2003), la SIC est déstabilisée par le désengagement financier de l’État : les financements déjà faibles dont bénéficiaient les institutions parapubliques du logement sont supprimés. Par ailleurs, la SIC ne parvient pas à percevoir suffisamment de loyers pour assurer le fonctionnement de la société, allant de l’entretien du patrimoine immobilier public au développement de nouveaux projets.

       La SIC n’étant plus en mesure d’assurer l’équilibre de ses budgets, le modèle du logement public apparaît comme un tonneau des Danaïdes. Cela déclenche une vague de privatisation des logements publics qui prend deux formes, soit par la vente, notamment celle des logements individuels, soit par des mécanismes de régularisation de transactions informelles, assimilables à un phénomène d’accaparement dans les logements collectifs. En effet, les baux des logements collectifs des cités demeurés en location font l’objet de transactions illégales contraires au règlement, telles que des legs, des ventes de clefs ou la mise en place de systèmes de sous-location. La libéralisation économique ouvre la voie à toute forme de transaction dans les logements sociaux mais aussi entendu comme une « libéralisation de conquête spatiale » par les migrants en quête d’un logement en ville.

4 – Au-delà de l’ajustement (2000-2019) : une résurgence à demi tente

Au courant  de la décennie  2010, la reprise relative de la croissance économique qui s’accompagne de l’annulation de la dette dans le cadre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés et de l’initiative d’allègement de la dette multilatérale menées par le FMI et la Banque mondiale permet à l’État camerounais de réinvestir le secteur de la production urbaine, tout en reprenant la formulation de programmes publics de logements. La relance de ces programmes s’inscrit en effet dans un processus de réengagement des acteurs publics à l’échelle urbaine, puisque dans les grands centre urbains, on assiste à la mise en place de multiples programmes de déguerpissement, régularisation et requalification des quartiers issus de l’urbanisation précaire, et l’adoption de nouveaux plans directeurs d’urbanisme. En effet, les programmes publics de logement sociaux prennent en effet part aux politiques d’aménagement et de restructuration des villes Camerounaises. L’implantation en périphérie de ces quartiers aménagés, qui disposent de réseaux viaire, électrique et d’assainissement, réoriente l’extension urbaine des principales capitales (Douala et Yaoundé).

         L’État intervient dans un contexte de pénurie de logement, car plus d’un foyer sur deux n’a pas accès à un logement décent. En 2015, le déficit de logements dans le pays était estimé à 1,5 million d’unités dont 80 % se trouvaient en zone urbaine et essentiellement dans les deux principales villes du pays, Douala et Yaoundé. Dans le contexte d’un déficit croissant, les zones urbaines camerounaises font également face au développement de l’habitat informel, avec plus de 50 % du parc de logements considérés comme tel. Selon l’Organisation des Nations Unies, le taux d’urbanisation du Cameroun s’élevait à plus de 55 % en 2017 et devrait atteindre 73 % à l’horizon 2050.

       L’État intervient directement dans le secteur à travers la Société Immobilière du Cameroun (SIC) et en développant de grands projets de construction. En 2004, le gouvernement a lancé le Programme de construction de 10 000 logements sociaux (dont Olembé (Yaoundé) et Banga Bakoko (Douala) sont les deux principaux, mais qui inclut aussi huit autres villes). En 2017, 1320 logements sociaux était déjà achevés sur les sites d’Olembé et de Mbanga Bakoko. Le bilan de ce projet est mitigé : la lenteur des procédures administratives, la faiblesse des moyens financiers et les retards concernant la mise à disposition des fonds ont affecté la réalisation du projet. Les pouvoirs publics ont eu recours à l’expertise d’entreprises privées pour la construction de ces logements sociaux. Jusqu’en 2008,  la SIC gérait 6.232 logements implantés dans sept (7) régions et neuf (9) villes et répartis selon l’offre comme le montre le tableau ci-dessous.

Tableau 4 : Répartition des logements gérés par la SIC par région de localisation et par type de produits offerts

                                                                       

Villes Nombre de logement   Produits offerts Nombre de logement
Bertoua 101 Location simple

 

 

5320

 

 

Buéa 40
Location ventre

 

 

752

 

 

Douala 2836
Edéa 89
 

 

VEFA[3]

 

 

160

Ebolowa 62
Garoua 283
Limbé 55
Maroua 102
Yaoundé 2664
Total 6.232

Source : SIC 2008

             Toutefois, les programmes publics de construction de logements n’ont servi ni à loger le plus grand nombre, ni à loger les plus pauvres, questionnant ainsi leur caractère « social » de ces projets. Comme dans le reste de l’Afrique subsaharienne, ces logements « sociaux » ont principalement ciblé les élites et les fonctionnaires.  Surtout facilitée pour les petits fonctionnaires, l’accession aux logements en cités SIC va de pair avec le statut symbolique qui accompagne leur position dans l’administration en qualité de représentant de l’État. De plus, si ces logements publics satisfont les aspirations à un confort et à un style de vie considéré comme moderne, ils rivent les fonctionnaires à leurs obligations financières. En mobilisant la catégorie « sociale », le discours étatique cherche ainsi à jouer sur la confusion entre logement subventionné, logement construit par la puissance publique, et logement destiné aux populations les plus modestes. De plus, malgré l’accélération du rythme de production des cités de logements publics, le parc immobilier de l’État a seulement été étendu de 580 logements en 1959 à 4 500 en 1994, et à 6232 en 2008 alors qu’entre 1980 et 2015, la population urbaine camerounaise a été multipliée par plus de trois (M. Jourdam-Boutin, 2018). Cette production de logements s’est révélée insuffisante pour répondre à la croissance démographique.

5- L’ère du COVID-19 (2019)  : une fragilisation de la dynamique liée à la pandémie

L’accès au logement décent ou au logement tout court surtout dans les grandes villes camerounaises demeure un défi majeur pour les populations. Les logements sociaux c’est-à-dire réservés à la couche sociale moins nantie ne sont pas produits en grand nombre. La crise sanitaire a entrainé depuis mars 2020 une paralysie des activités économiques. C’est le secteur informel qui se trouve négativement impacté en priorité du fait principalement de la baisse de la demande intérieur. Les ménages dépendant de l’informel ont vu leur revenu fortement diminuer : ce qui les rend incapables de supporter les charges domestique y compris le loyer. Au niveau de l’Etat, l’urgence de la crise sanitaire a forcément conduit à l’arrêt des investissements dans le secteur du logement. Les occupants des logements sociaux n’ont pas vu leurs charge locatives alléger par l’Etat, plutôt ces  logements notamment ceux de Mbanga Bakoko à Douala ont été réquisitionnés comme pôle de prise en charge des patients de COVID-19. Toute situation qui tend à accroitre l’inégalité d’accès au logement. La crise sanitaire est venue fragiliser un secteur déjà en crise depuis plusieurs décennies.

[1] Fondé en 1946, le « Comité de l’urbanisme et de l’habitation aux colonies » a pour tâche de définir une doctrine en matière d’urbanisme et d’habitat pour l’ensemble des territoires colonisés. Celle-ci reprend les principes planificateurs des lois sur l’urbanisme métropolitain, et pose l’État comme agent déterminant de l’aménagement de l’espace urbain

[2] Mongo Beti (Eza Boto), ville cruelle, Paris, Présence africaine, 1971.

[3] La vente à l’état futur d’achèvement (VEFA) 160 logements (dont les travaux sont en cours de réception) à Mfandena à côté du Stade Ahmadou Ahidjo, ou encore les lotissements en construction d’Olembé qui d’ici à 2011 augmentera le parc de logements de la SIC de 1200 nouveaux logements.